Au fil des événements
 

4 septembre 2003

   

Université Laval

Derrière l'écran de fumée

Fernand Turcotte estime que les universités devraient se tenir le plus loin possible de l'industrie du tabac

Au début de l'été, la croisade de Fernand Turcotte contre l'industrie du tabac s'est déplacée sur un nouveau front. Dans l'édition de juin de la revue scientifique australienne Drug and Alcohol Review, le professeur du Département de médecine sociale et préventive signe un éditorial incisif dans lequel il explique à son auditoire international pourquoi les universités devraient se tenir le plus loin possible des manufacturiers de cigarettes.

Son argumentaire devait d'abord être présenté dans la section "Débat" de la revue, flanqué du texte d'un autre universitaire plaidant en faveur du maintien des relations entre les universités et les fabricants de cigarettes. L'idée d'un pareil "débat" a germé dans le cerveau de l'éditeur de la revue lorsque l'Université de Nottingham - une institution située dans une région de l'Angleterre où prendre l'argent des riches pour le remettre aux moins nantis fait partie de la tradition - a accepté 3,8 millions de livres de la British American Tobacco pour créer, sur son campus, un centre pour la responsabilité sociale des entreprises! Après une année de démarches auprès d'universitaires britanniques, australiens ou américains financés par l'industrie du tabac, l'éditeur a dû revoir ses plans parce qu'aucun des chercheurs contactés n'a accepté de défendre publiquement ses rapports avec l'industrie du tabac.

Trois raisons
Selon Fernand Turcotte, la première raison pour laquelle les universités ne devraient entretenir aucune forme de coopération avec les fabricants de cigarettes tient à la mission universitaire même. "Les universités sont vouées à la recherche de la vérité et à la transmission des connaissances, plaide-t-il. Elles ont un rôle critique à jouer dans le contrôle de l'épidémie de tabagisme et elles doivent se placer à l'abri de toute manoeuvre qui pourrait entraver leur quête de vérité. Pour sauvegarder leur autorité morale et leur crédibilité, elles doivent renoncer à toute forme de coopération avec l'industrie du tabac."

Deuxième raison, l'industrie du tabac présente encore comme controversées les études scientifiques qui établissent les méfaits de la cigarette sur la santé. "L'industrie a abondamment utilisé cette stratégie depuis un demi-siècle et elle tente de s'associer aux universités pour maintenir l'efficacité de cette duperie. Elles utilisent leurs liens avec les universités comme preuves de leur bonne foi."


"Le cartel de la nicotine a choisi de nier l'évidence pour protéger sa prospérité"



Enfin, le comportement irresponsable de l'industrie du tabac justifie le divorce total, juge-t-il. "À ses débuts, cette industrie pouvait plaider l'ignorance des méfaits de ses produits, mais, depuis les années 1950, ce n'est plus le cas. Le cartel de la nicotine a choisi de nier l'évidence pour protéger sa prospérité. Plutôt que d'investir dans l'amélioration de ses produits, cette industrie a lancé une attaque massive et systématique pour contrer les preuves scientifiques et pour retarder toute forme de contrôle sur la fabrication et l'utilisation des produits du tabac."

Tenir ferme la barre
L'industrie du tabac maintient et encourage la dissémination de l'épidémie mondiale de tabagisme, poursuit Fernand Turcotte. "À cette fin, elle s'achète des indulgences et de l'influence par ses contributions aux caisses électorales des partis, par des dons à des organismes de bienfaisance et par la commandite d'événements sportifs et culturels." D'ailleurs, dans le dossier du Grand Prix de Montréal, la polarisation d'une partie de l'opinion publique et des journalistes sportifs contre les militants antitabac - qu'on dépeint maintenant comme des curés, des intégristes, des ayatollahs et des bigots qui veulent imposer la vertu - fait partie de la stratégie des compagnies de tabac, croit le professeur Turcotte. "Si la cigarette relevait d'une question de morale, j'aurais le devoir de me taire parce que je ne suis pas curé, lance-t-il. Mais comme c'est une question de maladies et de pharmacodépendance, c'est mon devoir professionnel, à titre de médecin spécialisé en santé publique, de faire valoir ma position."

Le professeur Turcotte salue d'ailleurs la volonté des politiciens canadiens qui, jusqu'à présent, n'ont pas cédé au chantage des dirigeants de la Formule 1. "Le Canada est reconnu pour sa position énergique dans la lutte contre le tabagisme. Céder constituerait un geste symbolique qui serait récupéré par les fabricants de cigarettes pour réclamer un assouplissement des lois antitabac dans tous les autres pays", croit-il.

JEAN HAMANN