8 décembre 1994

AU NIVEAU DE MES VACHES

PAR MARC-ANDRÉ ROBERGE

MUSICOLOGUE,PROFESSEUR AGRÉGÉ À L'ÉCOLE DE MUSIQUE

La paresse intellectuelle qui consiste à ne pas rechercher l'expression juste est en voie de devenir une norme.

Parmi les nombreux maux dont souffre le français contemporain, il en est un qui est en voie de passer dans la langue sans que personne ne semble essayer de réagir. Il s'agit de la locution prépositive «au niveau de», qu'un nombre croissant de personnes utilise (probablement sans même s'en rendre compte) à la place d'une locution plus appropriée ou de l'une ou l'autre des nombreuses prépositions que possède le français et qui remplissent parfaitement leur rôle depuis des siècles. Ce phénomène linguistique, qui est de plus en plus fréquent à cause de l'inévitable effet d'entraînement (en particulier celui de la presse), rend la lecture et la conversation passablement pénibles, surtout lorsque les auteurs ou locuteurs insèrent un «au niveau de» à toutes les deux ou trois phrases.

On peut lire dans Le bon usage de Grevisse qu'il s'agit d'une «locution venue à la mode au milieu du XXe siècle et que l'on emploie à tort et à travers au lieu de diverses autres prépositions.» Le Grand Robert de la langue française, pour sa part, donne à l'expression les sens suivants:

«à la même hauteur que, à côté de et sur la même ligne (perpendiculaire à un chemin, une direction)». Le Trésor de la langue française ajoute «dans le domaine, sur le plan», comme dans «au niveau de la nation», ce qui peut être facilement remplacé par «à l'échelle nationale» ou «au plan national». Joseph Hanse, qui dénonce le cliché dans son Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, signale que l'expression suppose une comparaison, comme dans «La cour n'est pas au niveau du jardin». Pourtant, nombre de gens utilisent l'expression à tort dans le sens de «à propos de», «au chapitre de», «au plan de», «du point de vue de», «dans le domaine de», «en ce qui concerne», «en matière de», «pour ce qui est de».

Cette façon de parler et d'écrire semble malheureusement avoir atteint toutes les couches de la société, y compris les plus éduquées. Il suffit d'écouter des entrevues à la radio et à la télévision, de prêter l'oreille lors de réunions ou de conversations, de lire les journaux et de parcourir des rapports produits par des groupes de travail pour voir à quel point la paresse intellectuelle qui consiste à ne pas chercher l'expression juste est en voie de devenir une norme. On reconnaîtra des tournures déjà entendues ou lues dans les exemples suivants.

- On donne des privilèges au niveau des (aux) industries pharmaceutiques.

- Cette école a beaucoup de problèmes au niveau de (avec) ses étudiants.

- Ce pays compte beaucoup d'organismes spécialisés au niveau des (dans le domaine des) soins de santé.

- Cet appareil a des problèmes au niveau de la (de) fiabilité.

- Cet étudiant a beaucoup de difficulté au niveau des (en) mathématiques.

- Nous avons encore du travail à faire au niveau de (en ce qui concerne) la dépollution des lacs.

Dans bien des cas, il est possible non seulement d'éliminer la locution mais aussi de raccourcir la phrase.

- Il a obtenu une reconnaissance au niveau de (pour) ses études antérieures; plutôt: On a reconnu ses études antérieures.

- Il y a beaucoup de changements au niveau des (dans les) méthodes d'enseignement; plutôt: Les méthodes d'enseignement ont beaucoup changé.

- Nous allons faire une consultation au niveau du conseil d'administration; plutôt: Nous allons consulter le conseil d'administration.

On peut aussi éliminer l'expression en mettant l'accent sur le véritable sujet de la phrase (en italique).

- Il faut attendre que les décisions soient prises au niveau du gouvernement; plutôt: ... que le gouvernement prenne les décisions.

- On a un taux d'alcool habituel de 12,5% au niveau du vino novello;

plutôt: Le taux d'alcool habituel du vino novello est de 12,5%.

L'expression tombe aussitôt lorsqu'on identifie correctement le complément (en italique).

- Ses ennemis ne se gênaient pas pour l'attaquer au niveau de ses idées;

plutôt: ... pour attaquer ses idées.

- Il s'agit d'un joueur qu'on compare au niveau du talent à Untel;

plutôt: ... dont on compare le talent à celui d'Untel.

Le cas le plus troublant d'abus se produit lorsque le locuteur place l'expression en tout début de phrase, comme dans «Au niveau de la table des matières, on retrouve trois parties» plutôt que «La table des matières comporte trois parties». La phrase n'est alors plus conçue en fonction de l'ordre logique de ses parties mais plutôt de la primauté donnée à une expression fautive, qui semble devenir le point de départ du processus menant à sa formulation.

Il est triste de voir à quel point une société qui accorde (ou croit accorder) autant d'importance à la survie de sa langue fait aussi peu d'efforts pour l'utiliser de façon correcte. Le recours de plus en plus fréquent à une expression passe-partout comme «au niveau de», guère plus heureuse que l'expression anglaise «we've got», traduit non seulement une paresse intellectuelle mais aussi une difficulté à concevoir une phrase simple et logique avant de l'énoncer. Espérons que la manie de tout réduire à un niveau disparaîtra avant que le monstre soit définitivement sanctionné par l'usage et qu'on se verra épargner des phrases rappelant l'exemple cocasse donné par Hanse: «au niveau de mes vaches».